Pourquoi les Belges disent « septante » et « nonante » ?

 

Pourquoi les Belges disent « septante » et « nonante » ?

Et si c'était la France qui faisait figure d’exception ?

 

 

🧭 Pourquoi la Belgique et la Suisse utilisent-elles des nombres différents de ceux enseignés en France ? Est-ce simplement une originalité locale… ou le reflet d’un choix plus cohérent et plus ancien ? Ce petit détour par la linguistique historique réserve bien des surprises.


🧠 Une question de chiffres… mais pas que !

À première vue, dire soixante-dix au lieu de septante, ou quatre-vingt-dix plutôt que nonante, semble n’être qu’une affaire de vocabulaire. Et pourtant, ces formes révèlent des divergences historiques, pédagogiques et culturelles profondes dans l’évolution de la langue française.

Alors que la Belgique, la Suisse romande et plusieurs pays d’Afrique centrale utilisent encore les formes décimales (septante, nonante), la France persiste dans une numérotation basée sur 20 à partir de 70. Ce système dit vigésimal (quatre-vingts = 4x20) est parfois perçu comme une curiosité... voire une complication inutile.


📜 Une histoire de racines latines et d’influences celtiques

Le mot septante vient tout droit du latin classique : septuaginta désignait tout simplement le nombre 70. De même, nonante descend de nonaginta (90), et octante – aujourd’hui disparu – de octoginta (80).

Ce système décimal – c’est-à-dire basé sur des dizaines – a longtemps été la norme dans l’ensemble du monde francophone. Il est resté en usage courant en France jusqu’au XVIIᵉ siècle, notamment dans les provinces et les milieux lettrés. À cette époque, des formes comme septante coexistaient encore avec soixante-dix.

Mais à partir du XVIIᵉ siècle, le système vigésimal s’impose en France. Son origine remonte à des influences celtiques et nordiques, où l’on comptait souvent par vingt. Ce mode de calcul se retrouve dans des expressions anciennes comme les Quinze-Vingts (nom d’un hospice parisien accueillant 300 personnes, soit 15×20) ou quatre-vingt-seize.


🏛️ Quand Paris décide pour tous

Le tournant majeur intervient avec la centralisation linguistique française, incarnée par l’Académie française. À partir du XVIIᵉ siècle, Paris devient le centre normatif du français. Dans son ouvrage La Naissance du français, le linguiste Bernard Cerquiglini explique : « Le français de Paris a été normatif pour toute la République, même quand la logique n’était pas au rendez-vous. »

Les expressions décimales sont peu à peu marginalisées. Le dictionnaire de l’Académie de 1740 officialise les formes vigésimales, tout en reléguant septante, octante et nonante au rang de « vieilleries ». Elles disparaîtront des éditions ultérieures au XXᵉ siècle.


🇧🇪🇨🇭 Et pendant ce temps-là, en Belgique et en Suisse…

À la différence de la France, la Belgique et la Suisse romande ne suivent pas la norme parisienne. Lors de la mise en place de l’enseignement francophone au XIXᵉ siècle, les autorités éducatives choisissent de conserver la forme décimale, jugée plus simple à apprendre.

Aujourd’hui encore, ces formes sont normées, enseignées et utilisées dans l’administration. En Suisse, chaque canton décide de la forme officielle à employer : huitante est ainsi utilisé dans le canton de Vaud, tandis que quatre-vingts reste en usage à Genève.

Plus surprenant encore : dans plusieurs pays d’Afrique francophone comme la République Démocratique du Congo, le Rwanda ou le Burundi, les écoles préfèrent également les formes septante et nonante, plus transparentes pour les élèves.


📚 Ce que dit la science : un vrai avantage pédagogique

Au-delà des préférences culturelles, des recherches en psychologie cognitive ont mis en évidence un phénomène concret : le système vigésimal complique le traitement mental des nombres.

Des expériences menées auprès d’enfants francophones ont révélé que les élèves mettaient 30 % plus de temps à reconnaître et écrire des nombres comme quatre-vingt-dix que nonante. En cause ? La nécessité de déchiffrer deux opérations mentales successives (4 x 20 + 10) au lieu d’un seul nombre linéaire (90).

Ces difficultés sont particulièrement marquées chez :

  • les jeunes enfants en phase d’apprentissage

  • les personnes avec un trouble du langage ou du calcul

  • les non-francophones apprenant le français

À tel point que les instructions officielles françaises de 1945 recommandaient encore septante et nonante comme formes simplifiées dans les premiers apprentissages... avant de revenir à la norme parisienne.


🌍 Une variation linguistique qui raconte une histoire

Contrairement à certaines idées reçues, le français belge ou suisse n’est pas un « français incorrect ». Ce sont des variantes régionales codifiées et parfaitement légitimes, riches d’une histoire propre.

Le Conseil de la langue française et de la politique linguistique en Belgique insiste : « Le français de Belgique a sa propre norme, tout en restant interopérable avec les autres variétés. » Il en va de même pour les nombreux belgicismes tels que :

  • essuie (serviette)

  • GSM (téléphone portable)

  • s’annoncer (se présenter)

  • ou l’expression typiquement bruxelloise une fois

Ces expressions ne sont pas des fautes, mais des témoins vivants de l’histoire linguistique complexe de la francophonie.


🔎 Alors… qui est l’exception ?

Au final, il apparaît que le système vigésimal français est davantage une exception qu’une norme. La majorité des langues européennes (espagnol, italien, allemand…) utilisent un comptage décimal. La Belgique, la Suisse, l’Afrique francophone... et même la France d’avant le XVIIᵉ siècle y avaient également recours.

Ce petit écart lexical révèle en réalité :

  • une centralisation politique forte en France

  • un attachement à une tradition ancienne, parfois moins logique

  • une variation pédagogique concrète qui peut influencer les apprentissages


🧩 Conclusion : des chiffres et des langues

Si vous entendez un jour un enfant dire septante-huit, ne le corrigez pas trop vite. Ce n’est pas une erreur, mais une autre manière de compter… qui, sur bien des points, semble plus simple, plus logique, et plus proche des origines du français.

La diversité des formes linguistiques enrichit notre rapport à la langue. Et derrière ces différences se cachent des histoires d’influence, d’apprentissage et d’identité collective. Voilà pourquoi, parfois, les nombres en disent bien plus long que prévu.


🔗 Sources principales :

  • La naissance du français, Bernard Cerquiglini

  • Études en psychologie cognitive sur le transcodage numérique (source : CNRS, revue Langage et Cognition)

  • Données officielles des politiques linguistiques belges et suisses (CLFPL, OFC Suisse)

  • Dictionnaire historique de l’Académie française (XVIIIᵉ – XXᵉ siècle)

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