Un pain vieux de 5 000 ans relance le débat sur l’alimentation et les rituels du quotidien
Un pain vieux de 5 000 ans relance le débat sur l’alimentation et les rituels du quotidien
Une découverte archéologique en Turquie révèle un pain ancestral au rôle aussi nutritif que symbolique. Enfoui sous un seuil, carbonisé volontairement, ce vestige alimentaire éclaire une époque où le fournil était aussi un sanctuaire.
🔥 Une croûte brûlée, un trésor enfoui
Comment un simple morceau de pain peut-il traverser cinq millénaires et bouleverser notre compréhension de la vie quotidienne à l’âge du Bronze ? C’est le pari inattendu d’une fouille menée sur le site néolithique de Küllüoba Höyük, dans l’actuelle province d’Eskişehir, en Anatolie centrale. Les archéologues y ont mis au jour un petit pain carbonisé de 12 cm, dissimulé sous le seuil d’une maison, dans un dépôt soigneusement scellé de terre rouge. Une découverte rarissime qui soulève autant de questions que de miettes laissées par l’Histoire.
🌾 Que contenait ce pain ? Un concentré de nutrition néolithique
Grâce à l’analyse en microscopie électronique, les chercheurs ont identifié les ingrédients de ce « pain de Küllüoba » :
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90 % de blé ammidonier (Triticum turgidum), une céréale ancienne localement appelée kavılca ou gernik,
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Lentilles moulues, utilisées comme complément.
Cette association céréale-légumineuse n’est pas anodine. Elle constitue une source complète de protéines végétales, avec un apport équilibré en acides aminés. Le blé engrain est également réputé pour son faible taux de gluten, sa richesse en fibres insolubles, et sa teneur élevée en vitamines B, antioxydants et amidon résistant — un type d’amidon non digéré dans l’intestin grêle qui contribue à réguler la glycémie et à nourrir le microbiote intestinal.
🧠 À noter : L’usage des lentilles pourrait aussi avoir facilité la fermentation naturelle, en apportant des micro-organismes présents sur la peau des graines.
Le pain était fermenté puis cuit à environ 150 °C, ce qui correspond à la température d’un four rudimentaire en argile ou d’un foyer semi-ouvert. Le résultat : une croûte bien dorée, une mie plus tendre… puis, volontairement, une carbonisation finale, pour des raisons qui n’étaient pas culinaires.
🧱 Sous le seuil, un rituel oublié
Ce qui distingue cette trouvaille de tant d’autres, c’est son contexte archéologique. Le pain n’a pas été abandonné ni brûlé accidentellement : il a été intentionnellement brisé, calciné et enterré sous une couche de sol rouge, précisément à l’entrée d’une pièce arrière.
Selon le Pr Murat Türkteki, responsable de la fouille, ce geste s’apparente à un rite de fertilité ou de protection domestique. Dans de nombreuses cultures agro-pastorales anciennes, le seuil de la maison est un espace symbolique, une frontière entre le dedans et le dehors, souvent activée par des offrandes. Le feu, le grain et la terre ocre renforcent cette charge symbolique.
Des pratiques similaires ont été identifiées en Anatolie dans d'autres sites de l’âge du Bronze, comme Gre Virike ou Gedikli-Karahöyük, où des fosses votives contenant des aliments brûlés ont été mises au jour.
🧬 Un pain archéologique rarissime
Les restes organiques comme le pain sont extrêmement rares dans le registre archéologique. En Turquie, seule une autre découverte comparable a été faite à ce jour : un pain non cuit à Çatalhöyük, plus ancien, mais moins informatif sur les techniques de cuisson ou la finalité rituelle.
Ce qui rend le pain de Küllüoba si précieux, c’est son état de conservation. La carbonisation a figé sa structure sans la détruire. Les scientifiques ont pu identifier la granulométrie des farines, les résidus de parois végétales, et même les bulles laissées par la fermentation de la pâte.
🏙️ De la fouille au fournil : une redécouverte contemporaine
Ce petit pain de l’âge du Bronze n’est pas resté figé dans les vitrines d’un musée. La ville d’Eskişehir a choisi de le faire renaître dans les boulangeries locales, via sa régie municipale Halk Ekmek.
Depuis mai 2025, les marchés proposent un « Küllüoba Ekmeği » inspiré de la recette ancienne :
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farines de kavılca, horasan et gacer (autres blés anciens),
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lentilles moulues,
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cuisson lente,
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sans additif ni levure industrielle.
📱 Un QR-code sur l’emballage permet de consulter les données archéologiques du pain sur le site du musée d’Eskişehir.
Cette initiative fait partie du projet « Zamanın Mayası » (« Le levain du temps »), qui entend valoriser le patrimoine alimentaire et reconnecter la population locale à son histoire.
🔎 Une tradition plus moderne qu’on ne croit ?
Cette résurgence du pain de Küllüoba entre en résonance avec plusieurs tendances actuelles :
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Le retour aux blés anciens, jugés plus digestes et plus nutritifs.
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La recherche d’alternatives pauvres en gluten, en particulier pour les personnes sensibles (sans être cœliaques).
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La valorisation du local, du terroir, du fait main.
Mais surtout, elle interroge notre rapport à l’alimentation comme support de mémoire collective. Manger du pain aujourd’hui, comme il y a 5 000 ans, ce n’est pas seulement se nourrir : c’est réactiver une culture, un imaginaire, des gestes anciens.
🎯 Ce que nous dit un vieux pain
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Le pain n’est pas qu’un aliment : il peut aussi être une offrande, un symbole, un lien entre les vivants et les forces invisibles.
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Les techniques de panification observées à Küllüoba montrent une connaissance empirique de la fermentation, de la cuisson, et de l’association céréale-légumineuse bien avant notre ère.
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Le passage de l’archéologie à la boulangerie moderne n’est pas anecdotique : il révèle une envie profonde de réancrer nos gestes les plus quotidiens dans une histoire longue, incarnée, locale.
🚀 Et maintenant ?
Que nous reste-t-il à découvrir sous nos pieds et dans nos fours ? Le pain de Küllüoba invite à creuser plus loin — dans les sols, dans les traditions, et dans nos assiettes. Peut-être avons-nous encore beaucoup à apprendre… en cassant la croûte.
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