🧠 Peut-on mentir sincèrement ?
🧠 Peut-on mentir sincèrement ?
Entre vérités politiques, psychologie et rumeurs modernes, ce que révèle le paradoxe du menteur sur notre société.
Pourquoi certains discours politiques, bien qu'objectivement faux, parviennent-ils à susciter l'adhésion d'une partie du public ? Comment comprendre que l'impact d'un propos dépasse parfois sa simple véracité factuelle ? À travers le regard percutant du philosophe Slavoj Žižek, cet article explore les logiques cachées du mensonge aujourd’hui, des fake news aux excuses publiques, en passant par les stratégies des puissants. Un voyage éclairant dans une époque où vérité et fiction cohabitent de manière troublante.
🤯 Le paradoxe du menteur : quand dire la vérité revient à mentir
Au cœur de cet article se trouve le célèbre paradoxe du menteur : « Tout ce que je dis est faux. » Si cette phrase est vraie… alors elle est fausse. Et si elle est fausse… alors elle est vraie. Ce casse-tête logique a traversé les siècles, de la philosophie grecque à la logique moderne (notamment chez Tarski et Kripke), sans solution simple.
Mais Jacques Lacan, psychanalyste français, propose une lecture intéressante : ce qui compte, ce n’est pas uniquement ce qui est dit (l’énoncé), mais la position du sujet qui parle (l’énonciation). Dit autrement, un propos peut être factuellement faux tout en exprimant une sincérité émotionnelle réelle. Ce décalage entre contenu et intention est central dans notre monde saturé de discours.
🗣️ Trump et l’authenticité paradoxale
Prenons l’exemple de Donald Trump, réélu en 2024 selon l’article de Žižek. Malgré (ou à cause de) ses nombreuses contradictions et mensonges, il est souvent perçu par ses électeurs comme plus sincère que d’autres figures politiques. Pourquoi ?
Parce que ses erreurs, ses formules mal maîtrisées et son ton direct sont perçus comme les marques d’un homme « qui parle vrai », sans filtres ni manipulation. Ses mensonges deviennent, paradoxalement, des preuves d’humanité. Ce phénomène est renforcé par une méfiance généralisée envers les discours politiquement corrects ou trop calculés. Selon une étude du MIT Sloan, ce type de sincérité émotionnelle peut parfois l’emporter sur la véracité des faits dans l’opinion publique.
🤹 Deux façons de mentir : hystérie ou obsession ?
Žižek s'appuie sur la psychanalyse pour mieux comprendre les différentes façons de mentir. Il distingue deux types de mensonges qui, bien qu'opposés, peuvent tous deux influencer fortement l'opinion publique :
Le mensonge hystérique : il s'agit d'une affirmation fausse sur le fond, mais qui reflète une vérité. Par exemple, une personne peut exagérer une injustice subie pour se faire entendre, non parce qu'elle veut tromper, mais parce qu'elle cherche à faire reconnaître une détresse sincère.
Le mensonge obsessionnel : à l'inverse, ce type de mensonge repose sur des faits vrais, mais présentés de manière à dissimuler l'essentiel. Par exemple, on peut sélectionner des statistiques vérifiables pour détourner l'attention d'une responsabilité plus large ou d’un problème systémique.
Ces deux types de mensonges sont présents dans la vie politique actuelle, tant à droite qu’à gauche. Les populistes de droite diffusent des récits biaisés pour nourrir la peur des étrangers. À l’inverse, certains militants progressistes peuvent gommer des données réelles pour ne pas contredire leur discours universaliste.
📡 Fake news, mensonges utiles et vérités partielles
De nombreux discours militants, qu’ils soient religieux, politiques ou idéologiques, font appel à ce que Žižek appelle des mensonges utiles. C’est le cas, par exemple, de certains groupes religieux américains qui justifient la diffusion de fausses informations médicales pour dissuader l’avortement (pratique surnommée “lying for Jesus”).
Mais ce phénomène n’est pas l’apanage de la droite. Certains groupes de gauche omettent parfois des faits réels (comme les tensions culturelles entre populations) pour éviter d’alimenter les stéréotypes. Dans les deux cas, les faits sont manipulés pour servir une cause morale supérieure.
Plus subtil encore : le recours à des vérités partielles pour appuyer un mensonge global. Par exemple, dire que certains secteurs professionnels allemands étaient dominés par des Juifs dans les années 1920 est factuellement vrai… mais quand c’est utilisé pour justifier l’antisémitisme, cela devient une vérité au service du mensonge.
🎭 Interpassivité : agir pour ne rien changer
Un autre concept passionnant abordé par Žižek est celui de l’interpassivité, développé par le philosophe Robert Pfaller. Cela désigne le fait de déléguer sa propre passivité à un objet ou une autre personne.
Exemples modernes :
Regarder quelqu’un jouer à un jeu vidéo plutôt que de jouer soi-même.
Programmer une séance de méditation guidée tout en scrollant sur son téléphone, en prétendant se détendre.
Multiplier les discours alarmants sur le climat sans changer concrètement ses habitudes.
C’est une forme de fausse activité : on a l’impression d’agir, alors qu’on évite le changement réel. Ce phénomène est observable jusque dans le militantisme : des débats infinis sur les réseaux sociaux qui évitent les actions concrètes ou les prises de risque.
🙊 L’art de l’excuse qui n’en est pas une
Žižek illustre aussi le rituel de l’excuse : pour qu’une excuse soit acceptée, il faut d’abord qu’elle soit formulée. Même si l’autre dit ensuite « tu n’avais pas besoin de t’excuser », le processus est nécessaire pour apaiser la tension.
Mais ce rituel peut être vidé de son sens, par exemple lorsque quelqu’un s’excuse uniquement pour clore une discussion : « J’ai dit que j’étais désolé, maintenant arrête ! ». Cela transforme une excuse en outil de domination ou d’évitement.
🧱 Mao, Gaza, et la neutralisation du choc
Un autre exemple frappant est la politique chinoise vis-à-vis de Mao Zedong. Officiellement, il est reconnu que Mao a causé de graves erreurs (famine du Grand Bond en avant, Révolution culturelle…). Mais cette reconnaissance est partielle (70 % bon, 30 % mauvais) et émotionnellement neutralisée. On admet les faits, mais on empêche toute indignation publique. Ce mécanisme — que Freud appelait “isolation” — permet de conserver le mythe tout en intégrant la critique.
Le même processus est à l’œuvre dans certains reportages de guerre : on parle de populations « neutralisées », de dégâts « collatéraux », sans montrer la réalité humaine. Cela permet à l’opinion publique de connaître les faits sans les ressentir.
🌪️ La vérité n’est pas morte, elle s’est fragmentée
Contrairement à ce qu’on entend souvent, la vérité n’est pas morte. Ce qui s’effondre, selon Žižek, c’est le récit unique qui liait la société autour d’une même version du réel. Avant, les institutions (médias, gouvernements) imposaient un grand récit dominant, même biaisé. Aujourd’hui, chacun possède sa propre “vérité locale”, ses sources, ses preuves. Le résultat : une guerre des narrations, où l’autorité ne va plus de soi.
📌 Ce qu’il faut retenir
Le mensonge peut parfois paraître plus sincère qu’une vérité froide.
Nos sociétés sont pleines de vérités tronquées, rituels vides et discours creux qui donnent l’illusion d’agir ou de comprendre.
Ce n’est pas seulement la désinformation qui nous menace, mais notre rapport émotionnel et social à la vérité.
🔮 Et maintenant ?
Dans un monde où chaque camp affirme posséder sa vérité, comment retrouver un langage commun ? Peut-on encore construire des récits collectifs sans tomber dans la propagande ou le relativisme ? Ces questions, Žižek ne les résout pas, mais il nous pousse à les poser — avec lucidité et, surtout, un peu d’ironie.
Article basé sur la tribune de Slavoj Žižek publiée dans le n°168 de Philosophy Now (juin-juillet 2025).
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